L214, une association qui ferraille des abattoirs aux prétoires

Renaud Lecadre

L'association animaliste connue initialement pour ses vidéos chocs a changé de dimension, notamment grâce à ses passages devant les tribunaux. Au risque d'une crise de croissance interne et de braquer ses rares alliés dans le milieu agricole en militant pour une alimentation sans viande.

Le début de la fin du foie gras à la française ? Jeudi 16 mai à Strasbourg, le tribunal administratif va examiner une énième requête de l'association L214 contre l'Etat français, poursuivi pour faute. En cause, son non-respect d'une directive européenne de 1998 qui proscrit toute forme d'alimentation provoquant des «souffrances ou dommages inutiles» aux animaux. Car sa transposition partielle en droit français, aux petits oignons, maintient la porte ouverte au gavage des oies et surtout des canards - 95 % de la production hexagonale de foie gras, qui emploie directement ou indirectement 100 000 personnes. Bien décidée à ferrailler jusqu'au bout, l'association L214 se dit disposée, après des années de procédure, à saisir in fine la Cour de justice européenne. A moins que les magistrats strasbourgeois ne la saisissent de leur proche chef, pour éviter de devoir juger eux-mêmes à domicile.

Cette procédure à combustion lente n'est que le dernier fait d'armes d'une petite asso devenue grosse machine - elle vient de franchir le cap des 100 salariés. L'ONG fondée en 2008 par une petite bande de militants animalistes est désormais respectée en justice, invitée au Parlement, mais toujours mal vue par le ministère de l'Agriculture et la FNSEA. L214, du nom d'un article du code rural qui définit les animaux comme des «êtres sensibles» et non pas seulement de la future viande (1), trace sa route.

Les vidéos dénonçant les conditions d'élevage et d'abattage des animaux (bovins, lapins, poules...) restent sa marque de fabrique. Coeurs sensibles s'abstenir : la maltraitance animale y est toujours choquante, buzz garanti. Mais les conditions de tournage ont évolué. A l'origine, Sébastien Arsac, l'un des cofondateurs de L214, s'était fait embaucher en 2008, pour trois semaines et via une agence d'intérim, dans un abattoir de l'Est de la France. Au bout de quelques jours, il tombera dans les pommes à la vue du carnage, avant de se mettre à filmer en catimini puis de mettre en ligne les images désastreuses. Il sera condamné en première instance puis relaxé en appel pour violation d'un lieu privé. Et la plainte déposée par l'ONG contre Charal pour maltraitance sera classée sans suite.

En 2022, les temps ont changé : il est relaxé dès la première instance, après la diffusion d'images tournées en caméra cachée au sein de trois élevages de veaux en Bretagne : coups de pied systématiques à la tête des jeunes bovins, têtes plongées de force dans un seau de lait pour leur apprendre à se passer d'une maman, euthanasie de ceux qui n'engraissent pas assez vite... Pourquoi cette relaxe ? Bien que présent près des lieux, et géolocalisé par les gendarmes, ce n'est pas lui qui avait filmé, mais des salariés de ces usines à viande à qui il avait fourni des caméras. Signe des temps, certains abatteurs ou éleveurs n'hésitent plus à solliciter eux-mêmes L214 (lire ci-contre).

«Carence fautive» des services vétérinaires

«Au départ, nous y allions nous-mêmes au culot, résume Brigitte Gothière, directrice de L214. Aujourd'hui, ce sont plutôt des lanceurs d'alerte - maires, vétérinaires, ou employés. Certains nous disent : "En arrivant à l'abattoir, je mets mon cerveau au vestiaire." Mais quand ils s'autorisent à regarder, ça déborde.» Dès lors, les abattoirs se mettent aussi à la vidéosurveillance, mais davantage pour contrôler les entrées et sorties que pour vérifier le respect du bien-être animal : «Les filières viande n'ont aucun intérêt à ce que les images sortent.» Pourtant elles émergent : bêtes gigotant désespérément au moment d'être égorgées ou découpées, après étourdissement sommaire ou inexistant ; animaux d'élevage croupissant dans leurs propres déjections ; volailles compressées dans des cages sans lumière naturelle...

Et à chaque fois suivies de plaintes pénales systématiques, au risque d'encombrer les tribunaux. Rien qu'en Cour de cassation, dernier recours possible en justice en France, six pourvois sont en cours. «Une jurisprudence se dessine peu à peu, souligne Caroline Lanty, l'une des avocates de L214, aux côtés de Hélène Thouy, qui ne chôment guère. Nous avons entre 75 % et 80 % de bonnes décisions en première instance.» Finis les risques de condamnation pour intrusion, car «nous sommes abreuvés de signalements internes». Sauf que les abattoirs tentent désormais de convaincre certains de leurs salariés filmés à leur insu de porter plainte pour atteinte à l'intimité de la vie privée.

«Les tribunaux mettent en balance les intérêts en présence, résume la conseil de l'association. Et cela peut dépendre de la sensibilité des juges.» Comme en témoigne ce jugement du tribunal de Brest - la Bretagne, est un haut lieu de l'élevage intensif en France - qui semble marcher sur des oeufs : «Les notions du bien-être animal, au-delà du droit pénal, participent d'un débat majeur d'orientations politiques et citoyennes.» Et d'ajouter : «Le bien-être animal, bien que présent dans les normes légales édictées, se retrouve généralement le parent pauvre des impératifs de rentabilité d'une filière industrielle d'élevage, il apparaît difficilement soutenable quand les animaux sont en permanence parqués.» Avant de «regretter» la passivité des pouvoirs publics pour mieux ne pas trop trancher sur le fond.

A ce dernier titre, l'activisme judiciaire de L214 aura débouché ces derniers mois sur cinq condamnations de l'Etat devant des tribunaux administratifs pour «carence fautive». Celle de ses services vétérinaires, se contentant le plus souvent de contrôler à la chaîne le volet alimentaire. A Rennes, à propos d'un élevage de dindes, les juges pointent ainsi «la persistance des non-conformités, sans signalement au procureur ou menace de fermeture administrative». Ils soulignent en conclusion que «la fermeté des mesures à prendre en cas de manquement à la protection du bien-être animal constitue une obligation de résultat» - et pas seulement de moyens.

En parallèle, les condamnations contre la filière viande se multiplient. Début mars, une porcherie bretonne, que L214 qualifie de «XXL» et qui figure dans le trio de tête des plus «productives» en France, était condamnée à 64 500 euros d'amende. Fait rare, une peine complémentaire d'interdiction de détenir des animaux pendant un an était prononcée. Un sacré coup d'arrêt. Toujours en Bretagne, c'est un autre éleveur porcin condamné pour caudectomie (couper la queue des cochons pour éviter qu'ils ne se les bouffent entre eux en espace confiné), pratique «routinière, systématique et sans médication, générant des souffrances évidentes», alors qu'elle devrait normalement être l'exception.

Dans la même veine, il y a l'épointage, consistant à couper le bec des poules pondeuses élevées en cages. Un arrêté ministériel précise pourtant, en appui du fameux article L214 du code rural, que «l'élevage ne doit entraîner aucune souffrance évitable». Mais cet ultime terme permet toutes les ambiguïtés, et donc d'éventuels passe-droits. Cela dit, bien que l'article du code pénal visant la cruauté envers les animaux (passible de trois ans de prison, cinq si elle entraîne la mort) soit très rarement invoqué, celui sur la maltraitance (un an) commence à essaimer un peu partout.

Hostilité de la FNSEA, ambivalence avec la Confédération paysanne

Fatalement, les rapports de l'association avec le ministère de l'Agriculture sont des plus froids. «Ils nous boudent, ne répondent pas à nos courriers», résume Brigitte Gothière. Pas mieux, on s'en doute, avec la FNSEA - qui n'a d'ailleurs pas répondu à notre sollicitation de commenter l'action de l'association, pas plus que le cabinet du ministre Marc Fesneau. Pour l'anecdote, en 2017, L214 avait fait condamner en diffamation (2 000 euros avec sursis) Christiane Lambert, l'ancienne présidente du syndicat agricole, majoritaire et productiviste. Au cours d'une émission de divertissement - l'insubermsible «Fort Boyard» -, l'équipe participante l'avait choisie comme association bénéficiaire de son «trésor». L'agricultrice en chef d'alors s'en était illico indignée publiquement : «Il est scandaleux qu'une chaîne de service public lui déroule le tapis rouge, alors que L214 a (déjà) été condamné et fait l'objet de plusieurs plaintes.» Pas de bol, le casier judiciaire de l'association, en tant que personne morale, s'avère toujours parfaitement vierge.

Dans la foulée, L214 obtiendra en février 2022 que le Tribunal administratif fasse «injonction» à l'Etat français de dissoudre sous deux mois la cellule dite Demeter, composée de gendarmes chargés de lutter contre les «atteintes au monde agricole», plus précisément les «actions de nature idéologique», voire de «simples actions symboliques de dénigrement du monde agricole». Le diable sait pourquoi L214 s'était senti visée. Cette cellule avait été créée en 2019 suite à une convention signée entre le ministère de l'Intérieur, la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs...

Avec la Confédération paysanne, à gauche, les relations sont plus ambivalentes. En 2014, les deux organisations avaient milité ensemble contre le projet de la Ferme des Milles Vaches dans la Somme, symbole d'agriculture intensive. Avant de s'éloigner au vu de leurs positions respectives sur l'élevage - L214 se définit comme «abolitionniste», purement et simplement. «Ils ont eu le mérite, comme nous bien avant, de dénoncer l'industrialisation du secteur, témoigne Stéphane Galais, secrétaire national de la Conf. Mais nous avons rompu tout lien avec cette association antispéciste, en dépit de récents appels du pied, parce que nous soutenons fermement l'élevage paysan. L214 avance à pas camouflés car ils savent que la société n'acceptera pas l'abolition de la viande.» De fait, elle se fixe désormais l'objectif plus mesuré d'une réduction de 50 % de la consommation d'ici 2030. Mais se dit en principe favorable à la viande cellulaire fabriquée en laboratoire, sans la moindre souffrance animale.

La Fondation Brigitte Bardot, ancêtre de la défense de la cause animale, salue l'émergence de sa cadette. «Nous sommes très complémentaires, souligne son directeur adjoint Christophe Marie. La force de L214 est de démontrer que la maltraitance dans les abattoirs ne relève pas de cas isolés, comme répondait toujours le ministère de l'Agriculture. Ce renouveau est très bénéfique, alors que le combat de Brigitte Bardot était parfois ridiculisé.» Mais L214 est désormais concurrencée par d'autres associations encore plus ultra, comme 269 Libération animale (le numéro étant celui d'un premier veau autrefois sauvé), qui revendique la désobéissance civile et l'action directe, en l'occurrence l'intrusion dans des abattoirs pour y enlever des bêtes - tout récemment des cochons. Fatalement, son casier judiciaire n'est plus du tout vierge, mais l'association en tire presque une fierté.

Quand Marc Fesneau, ministre de l'Agriculture, tente de verdir la filière au motif qu'il «faut maintenir l'élevage pour maintenir les prairies», impératif environnemental oblige, Brigitte Gothière rétorque : «Nous n'avons absolument rien contre les vaches dans les champs, à condition de ne pas les mener ensuite à l'abattoir.» Et d'égrener ses chiffres : trois millions d'animaux abattus chaque jour en France, un milliard par an, entre 60 et 80 milliards dans le monde. Sans compter 3 000 milliards de poissons. «Eux aussi sont des êtres sensibles, mais nous avons une vraie difficulté d'enquête, car il est plus difficile de filmer sous l'eau.»

Une forte croissance accompagnée de dégâts sociaux pour les salariés

Car outre son activisme des origines, sur le web ou dans les prétoires, L214 consacre désormais une partie de temps à faire du lobbying auprès des collectivités locales ou des restaurants d'entreprises, en vue d'imposer peu à peu des menus végétariens. L'association peut désormais se le permettre, forte d'un budget annuel de 8 millions d'euros : il provient à 80 % des dons ou cotisations de ses 51 000 adhérents, mais aussi à 8 % d'une contribution de l'ONG américaine Open Philanthropy. Signe des temps, les gains sur procès (280 000 euros en 2022) contribuent également au budget. Et donc de passer le cap symbolique de la centaine d'employés. Avec une autre spécificité : le salaire est unique. 2 000 euros (un poil au-dessus du smic) pour tout le monde.

Cette expansion des moyens et des effectifs n'est pas allée sans quelques dégâts sociaux. A la suite d'un article de Mediapart pointant des «burn-out réguliers», voire un «relatif aveuglement sur les violences sexuelles» en interne, la direction de L214 avait confessé : «Sans la moindre expérience de management, nous n'étions pas préparés à cette croissance rapide. Clairement, on a eu un temps de retard.» Comme sur le décompte des heures sup des salariés, qui sont avant tout des militants n'hésitant pas à s'investir.

En avril 2023, le tribunal des prud'hommes de Lyon (siège de départ de L214 avant son déménagement à Paris) statuait ainsi sur le cas d'une salariée licenciée pour avoir «entretenu une mauvaise ambiance particulièrement malsaine, par calomnies et insinuations, dénigrant certaines équipes». Car les salariés-militants ont du caractère et pas leur langue dans la poche. Elle réclamait 85 000 euros de dommages et intérêts, notamment pour harcèlement moral, voire travail dissimulé compte tenu du dépassement de la durée légale du travail. Les juges lui ont accordé 22 000 euros, partageant les torts. Pas de harcèlement avéré, entre «comportement inapproprié de l'employeur» et «attitude ambiguë de la salariée». Ils ont toutefois pointé une «pratique spécifique des heures supplémentaires non conforme au code du travail». Elles ont depuis été supprimées grâce aux embauches massives - le plus souvent en télétravail.

L'agit-prop de L214 a parfois ses limites. Dans sa campagne sur Internet contre l'utilisation des oeufs en batterie, au motif que les «poules élevées en cage vivent une vie de misère», un tribunal l'aura certes relaxée pour diffamation, qualifiant ses diatribes «d'opinion certes critique, reflétant le style engagé et militant habituel de l'association, expression subjective d'un jugement de valeur». Mais un autre jugement a mis un coup d'arrêt, en février 2024, à sa campagne contre le groupe LDC (Maître Coq, Le Gaulois, etc), leader français et européen de la volaille avec 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires et de nobles engagements : «Elever durablement, Respecter la terre, Bien nourrir»... L214 s'était lancé dans une campagne, distribuant à ses militants des stickers destinés à être apposés en magasin sur les produits du groupe LDC. Reprenant le logo de la marque entouré de sang, ils mentionnaient en gros caractères «Poulet manipulé génétiquement». En référé, le tribunal de Strasbourg leur a fait la leçon, sur la distinction entre manipulation et sélection génétiques : «Ces termes ne sont pas interchangeables». Et de lui ordonner de cesser cette «campagne de contre-publicité», sur le Web comme sur autocollants, en raison de propos «faux et outranciers excédent la liberté d'expression.»

La filière volaille parait ainsi moins sur la sellette. L214 évoque ainsi le bilan «en demi-teinte de la fin de l'élimination des poussins mâles dans le secteur des oeufs». Parce que les poules nous paraissent moins sympathiques qu'une vache, un lapin ou un cochon ? Toutefois, leur population élevée en cage diminue lentement mais sûrement. L'association promet de continuer à oeuvrer «avec détermination et bienveillance», quitte à faire grincer ses détracteurs sur le second terme, pour faire passer les animaux du statut de «ressources à cohabitants».

(1) Et doit à ce titre «être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce.»

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Pub: 16 May 2024 06:24 UTC
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