Crèches privées : les dérives d’un business biberonné à l’argent public
Emmanuel Macron a appelé lundi à « investir dans la petite enfance », mais de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer l’usage de l’argent public dans ce secteur. Sa libéralisation fait prospérer des acteurs privés qui développent des places d’accueil autant que leurs affaires.

Laëtitia Delhon

15 juillet 2021 à 20h15

Dans l’univers feutré de la petite enfance, les bonnes fées ne sont pas les seules à se pencher sur les berceaux. Comme dans les contes, quelques loups sont entrés dans la bergerie, flairant les bonnes affaires. Et si Emmanuel Macron a appelé, dans son intervention du lundi 12 juillet, à « investir dans la petite enfance », de plus en plus de voix s’élèvent en France pour dénoncer l’usage, dans ce secteur, de l’argent public.

L’ouverture des crèches au secteur marchand remonte à 2003, époque durant laquelle le ministre délégué à la famille s’appelait Christian Jacob (l’actuel patron de LR). Obsédés par la création de places d’accueil, les pouvoirs publics se montrent alors généreux : aides à l’investissement, aides au fonctionnement, crédit d’impôt, allocations versées aux familles... La Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), soit la branche « famille » de la Sécurité sociale, est le principal financeur, devant l’État – via ses crédits d’impôt – et les collectivités territoriales.

Jeunes entrepreneurs et ex-élèves d’écoles de commerce se frottent les mains. Ils créent des structures et les proposent en délégation de service public à des mairies exsangues financièrement, et se lancent dans le juteux marché des microcrèches, au coût prohibitif pour les familles les plus modestes.

Les grands groupes, comme Babilou ou Grandir (Les Petits Chaperons rouges), investissent aussi rapidement le créneau de la réservation de berceaux par les entreprises pour les besoins de leurs salariés. Le système d’aides fiscales est particulièrement généreux : le crédit d’impôt famille (CIF) permet aux employeurs d’économiser 50 % des dépenses de réservation de places, qui sont en outre déductibles fiscalement de leur bénéfice imposable. Le coût pour l’employeur est faible (près de 17 % des sommes engagées) et c’est le jackpot pour les groupes de crèches privées, qui prospèrent sur ce marché. À l’arrivée, l’État et la Sécurité sociale subventionnent plus de 80 %.

Un puissant lobbying
Dès 2017, pourtant, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l’Inspection générale des finances (IGF) alerte sur le « sur-calibrage des financements publics » pour le marché des crèches privées. Pourquoi autant d’aides pour un secteur qui comprend des groupes florissants dont certains sont adossés à de puissantes sociétés d’investissement ou rachetés par des multinationales comme Sodexo ?

Le lobby du secteur, la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC), n’y est pas étranger. Elsa Hervy, actuelle déléguée générale, ancienne assistante parlementaire de Thierry Mariani et ex-conseillère du ministre Brice Hortefeux, connaît parfaitement les arcanes du pouvoir.

Après le rapport accablant de l’Igas et de l’IGF, la FFEC commande au cabinet Ernst & Young une étude opportune qui évalue à 1 % seulement les bénéfices des entreprises du secteur entre 2014 et 2016. Ses conclusions, qui ne sont pas rendues publiques mais fuitent de-ci de-là, laissent de nombreux observateurs perplexes.

Aujourd’hui, c’est en vain que Mediapart a demandé à consulter, pour exemple, le compte de résultat du groupe Babilou, racheté par le fonds d’investissement Antin Infrastructure Partners en 2020 et qui s’implante jusqu’en Chine. Sa lecture « ne reflète pas la diversité et l’hétérogénéité des situations d’une crèche à l’autre », argue le groupe.

De son côté, une étude de la CNAF a montré dès 2016 que le coût de fonctionnement des crèches associatives était de 20 % inférieur à celui du privé lucratif.

Désormais, des voix s’élèvent ainsi dans certaines caisses d’allocations familiales départementales (CAF) pour dénoncer ce système de subventionnement profitant aux entreprises ou à des associations voraces qui s’adossent à des sociétés civiles immobilières (SCI) investissant dans la pierre.

« C’est un scandale qui va nous sauter au nez dans quelques années, s’époumone notamment Paulette Girard, présidente du conseil d’administration de la CAF du Val-d’Oise et représentante de la CGT. Non seulement ces acteurs acquièrent du patrimoine grâce à l’argent de la Sécurité sociale mais, en plus, au-delà d’un délai incompressible de dix ans, ils peuvent faire ce qu’ils veulent des structures financées. »

« L’argent des CAF entretient aussi leur patrimoine, car nous versons des subventions pour leurs travaux de modernisation, ajoute-t-elle. En ce moment, ce sont les climatisations, avec des devis allant de 1 000 à 10 000 euros pour une installation. »

Des administrateurs souhaiteraient que les acteurs lucratifs puisent bien davantage sur leurs fonds propres pour investir et fonctionner, mais la CNAF s’est bâti une doctrine : les subventions ne peuvent être attribuées de façon « discriminatoire », en fonction de la nature juridique ou de la taille des gestionnaires. Tous peuvent recevoir des subventions sous couvert de respecter certains critères.

Des tentatives de résistance
Des administrateurs de la CAF de Paris tentent tout de même, depuis plusieurs années, de bloquer le versement de subventions à des structures portées par Evancia Babilou, La Maison bleue ou encore La Maison Kangourou (LMK). Mais cette dernière, épinglée dans un rapport d’audit de la mairie de Paris pour sa pratique de « gestion intéressée » dès 2009, a vu son statut associatif reconnu par la cour administrative d’appel de Paris en avril 2018, selon une note interne de la CAF de février 2019 obtenue par Mediapart.

La note indique toutefois que La Maison Kangourou « affiche en 2017 un niveau de réserve important soit 1 256 988 euros » et qu’elle est donc « en mesure d’assumer, sur ses fonds propres », la part de l’investissement demandé pour deux nouveaux projets de crèche. LMK conserve quand même ses subventions, en vertu de la « doctrine CNAF ». Par ailleurs, vu son statut associatif, elle n’est pas soumise à l’impôt sur les sociétés ni à la cotisation foncière des entreprises.

Une autre affaire éclabousse en ce moment la Caisse d’allocations familiales de l’Hérault. À Sète, l’association TPF crèche Baby d’Oc, qui gérait neuf microcrèches en 2020, a sollicité les aides à l’investissement pour en ouvrir trois de plus. Les administrateurs la trouvent gourmande et s’interrogent sur ses montages financiers avec ses multiples sociétés civiles immobilières (SCI). À sa tête, Frédéric Réginard, fils d’un ancien directeur de l’action sociale de la CAF, maîtrise parfaitement le système des subventions.

Par deux fois, les administrateurs rejettent ses demandes, allant de 97 000 à 161 345 euros. Motif : « La commission d’action sociale s’interroge actuellement sur les modalités de subvention aboutissant à terme à du patrimoine privé à partir de subventions publiques et sur les relations des SCI support d’associations », écrit la CAF dans une note interne.

Des « spéculations opportunistes »
Frédéric Réginard porte réclamation auprès des plus hautes instances, dont la CNAF et le ministère des solidarités et de la santé. Il finit par obtenir les subventions. Dans la foulée, d'après nos informations, il vend cinq microcrèches à deux groupes de crèches privées, Microbaby et La Maison bleue, pour un montant de 1 050 000 euros.

Une belle affaire : quatre d’entre elles ont été subventionnées, dont une seulement quatre mois avant la vente, ce qui rapporte à l’association 837 000 euros, « soit un écart de +769 066 euros par rapport aux montants initialement investis par l’association », selon la CAF .

Fait rarissime, directeur et président du conseil d’administration de la CAF, piqués au vif, adressent début juin un courrier à l’ensemble des maires de l’Hérault, les invitant à la « prudence » face à la « pratique incompatible avec les notions de politique publique en faveur de la petite enfance » de TPF crèche Baby d’Oc, évoquant des « spéculations opportunistes ».

Frédéric Réginard, lui, ne voit pas de problème. « Les microcrèches cédées restent en activité de microcrèches, 100 % de l’argent reste dans l’association et va servir à nos activités à venir. Il n’y a pas d’enrichissement personnel. » Combien d’appétits similaires la politique de création de places en crèche a-t-elle suscités ? Nul ne le sait. Et côté pouvoirs publics, nul ne s’en préoccupe vraiment.

En 2018, la FFEC a étendu son influence grâce à un coup de maître : Elsa Hervy obtient alors un siège de titulaire, au titre du Medef, au sein du conseil d’administration de la CNAF où sont entérinés les différents plans « crèches ». Un conflit d’intérêts ? Cela ne l’inquiète pas : elle prend part aux votes qui concernent les établissements d’accueil, ce qui est pourtant contraire au règlement déontologique de la CNAF adopté en 2016. Elle ne s’abstiendra qu’à partir de juillet 2019, rappelée à l’ordre après avoir rendu public un rapport confidentiel.

Mais elle siège toujours, avec un accès direct à des informations stratégiques pour ses adhérents. « Globalement, ça nous semble de très bonne politique que les délégations soient riches de services aux familles », se défend-elle. Les assistantes maternelles, premier mode d’accueil déclinant au statut très fragile, n’ont toutefois pas cette chance. Les représentants de l’économie sociale et solidaire non plus. « Nous cherchons depuis 10 ans à entrer au conseil d’administration de la CNAF sans y parvenir », souligne Philippe Dupuy, membre de l’Association des collectifs enfants parents professionnels (Acepp).

Moins visibles, ces acteurs dénoncent les dérives d’une politique familiale qui navigue à vue. « Actuellement, les entreprises de crèches privées militent pour l’extension du crédit d’impôt famille aux travailleurs indépendants. Nous estimons que c’est un détournement des politiques publiques. Les facilités accordées au secteur privé sont un scandale », poursuit-il.

L’Uniopss (qui regroupe des structures privées à but non lucratif) plaide également pour « une différenciation dans les critères d’attribution entre un secteur privé lucratif dont la finalité est de dégager des bénéfices et le secteur privé associatif dont la finalité est de réinvestir ses potentiels bénéfices dans un projet social », souligne Jérôme Voiturier, son président.

Certaines mairies, comme celle de Bordeaux, bloquent désormais les délégations de service public au privé lucratif. « Je partage le constat que beaucoup d’entreprises privées profitent de subventionnement et de financement CAF très généreux, et ce n’est pas fait de manière équitable socialement », explique la maire adjointe en charge de la petite enfance, Fannie Le Boulanger (EELV).

Qu’en pense le gouvernement ? Le secrétaire d’État chargé de l’enfance et aux familles, Adrien Taquet, ne voit rien à redire à la doctrine de la CNAF. Sa réforme en cours des modes d’accueil, qui fait battre le pavé au collectif « Pas de bébés à la consigne ! » parce qu’elle assouplit les normes, est applaudie par le secteur privé lucratif ; qui peut donc dormir sur ses deux oreilles.

Laëtitia Delhon

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Pub: 04 Aug 2023 09:23 UTC
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